15 avril 2022 | Actualité jurisprudentielle | Négociation et exécution du contrat de travail

Coup de chapeau à la section encadrement du conseil de prud’hommes de Paris

Au mois de janvier dernier, Astaé a publié sur un groupe d’avocats travaillistes trois articles, ou plutôt, trois coups de gueule, exprimant un ras-le-bol sur le manque de qualité, le caractère partiel ou partial de nombre de jugements prud’homaux mais aussi contre certains comportements rencontrés dans les conseils de prud’hommes d’Île de France qui rendent parfois, en toute connaissance de cause selon nous, des décisions ineptes.

Au vu des commentaires qui ont été formulés, nous avons pu constater que notre sentiment est largement partagé.

Au risque de surprendre, notre billet du jour est destiné à souligner la qualité d’un jugement, prononcé le 21 janvier 2022 par la section encadrement du conseil de prud’hommes de Paris[1], pour retenir sa compétence en matière de contrat de travail international.

L’affaire concernait un expatrié ayant travaillé dans plusieurs pays du monde pour le groupe l’Air Liquide.

Il travaillait en France lorsqu’il a été licencié non pas par la société française (au sein de laquelle il travaillait pourtant depuis plusieurs années) mais par une autre société du groupe, située à Singapour, qui portait son contrat de travail international.

Notre client n’ayant jamais mis les pieds à Singapour, nous avons choisi de faire citer la société française et la société Singapourienne (qui avait envoyé la lettre de licenciement) devant la juridiction française.

La société L’Air Liquide, se prévalant d’une clause d’attribution de compétence (pourtant stipulée non-exclusive) se trouvant dans le contrat de travail de Singapour a décider de discuter la compétence de la juridiction française.

L’affaire, introduite au mois de juillet 2019, a connu les rebondissements liés à la crise sanitaire que nous traversons depuis mars 2020 et a pu finalement se plaider, au mois de janvier 2022. Les deux sociétés du Groupe L’Air Liquide ayant soulevé des exceptions d’incompétence, Susana Lopes Dos Santos y avait répondu dans le détail et  l’affaire s’est plaidée uniquement sur le sujet de la compétence de la juridiction prud’homale.

Le jugement vient d’être notifié et je dois avouer qu’en plus de 34 ans d’exercice professionnel, je n’ai pas souvent vu de jugement d’une telle précision. C’est un véritable cours de droit processuel avec citations de jurisprudences, de l’évolution jurisprudentielle… et des observations factuelles particulièrement pertinentes.

Je n’ai donc pu ni m’empêcher de « googliser » la Présidente (E) l’ayant rédigé ni m’empêcher de sourire lorsque j’ai constaté qu’il s’agit d’une avocate.

Cet exemple est l’exact inverse de ce que nous avons dénoncé au mois de janvier lorsqu’un Président, employeur lui aussi, n’a pas hésité à statuer sur une incompétence du conseil de prud’hommes après 5 minutes de délibéré et alors, qu’outre deux questions un peu plus techniques, nous demandions également la requalification d’une démission en prise d’acte de la rupture….

Un jugement vraiment bien motivé démontre également, s’il en était encore besoin, que lorsque les personnes qui statuent possèdent parfaitement les fondamentaux du droit processuel et du droit du travail, mais aussi et surtout, lorsqu’un Président employeur n’hésite pas à faire du droit au lieu de tout faire pour différer une condamnation quasi inéluctable, la juridiction prud’homale peut parfaitement remplir l’office qui est le sien.

 

Philippe Ravisy

[1] Section encadrement RG n° F 19/06195

EXTRAIT DU JUGEMENT      

EN DROIT,

Les dispositions françaises relatives à la compétence territoriale en matière prud’homale relèvent de l’article R. 1412-1 du Code du travail : « l’employeur ct le salarié portent les différends et litiges devant le conseil de prud’hommes territorialement compétent. Ce conseil est :

-1- Soit celui dans le ressort duquel est situé l’établissement ou est accompli le travail ;

-2- Soit, lorsque le travail est accompli à domicile ou en dehors de toute entreprise ou établissement, celui dans le ressort duquel est situé le domicile du salarié. Le salarié peut également saisir les conseils de prud’hommes du lieu où l’engageaient a été contracté or celui du lieu où l’employeur est établi »

Il s’agit de dispositions d’ordre public.

Les dispositions du Règlement européen n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 (dit  Bruxelles I bis) résolvent les problèmes de compétence judiciaire en droit du travail à la Section 5 et aux articles 20 a 23 (et non à l’article 25 visé par l’une et l’autre des parties).

L’article 20 doit être ainsi rappelé « En matière de contrats individuels de travail, la compétence est déterminée par la présente section, (…) Lorsqu’un travailleur conclut un contrat individuel de travail avec un employeur qui n’est pas domicilié sur le territoire d’un  État  membre  il  peut  être  attrait  devant  les  juridictions  d’un État membre conformément au paragraphe 1, point b).( — « dans un autre État membre.’ i) devant la juridiction du lieu où ou à  partir duquel le travailleur accomplit habituellement  son travail ou devant la juridiction du dernier lieu où il a accompli habituellement son travail; ou ii) lorsque le travailleur n ‘accomplit pas ou n’a pas accompli habituellement son travail dans un même pays, devant la juridiction du lieu où se trouve ou se trouvait l’établissement qui a embauché le travailleur »)

La question posée concerne alors la validité d’une clause attributive de juridiction dans un contrat de travail international au profit d’une juridiction d’un État autre que celui au sein duquel le salarié accomplit habituellement son travail.

S’il a été considéré que la prohibition des clauses attributives de compétence prévue à l’article R. 1412-4 du Code du travail ne s’app1quait pas aux contrats internationaux (Cass. soc., 8 juill. 1985, no 84-40.284 , Cass. soc., 30 janv. 1991, no 87-42.086), 1’évo1ution montre que la Cour  de  cessation  considère  aujourd’hui  qu’une  clause  attributive de compétence incluse dans un contrat de travail international ne peut faire échec aux dispositions impératives de l’article R. 1412-1 du Code du travail applicables dans l’ordre international (Cass. soc., 29 sept. 2010, no 09-40.688).

Le raisonnement du débat judiciaire tend ainsi à privilégier la considération du lieu d’exercice habituel du contrat de travail plutôt que la rédaction de la clause ratifiée entre les parties.

Ainsi, dans un arrêt du 05 décembre 2018 (n° 17-19.935), la chambre sociale de la Cour de cessation a écarté l’applicabilité d’une clause attributive de juridiction prévoyant la compétence d’une juridiction étrangère sur le territoire duquel le salarié n’exécute pas habituellement son travail.

Il peut y avoir place a débats sur le lieu habituel du travail, notamment lorsque le litige est né peu de temps après une mutation acceptée (Cass. soc., 25 nov. 1976, no 75-40.675) comme en cas de refus de mutation par le salarié, (Cass. soc., 21 oct. 1976, no 75-40.877) ou encore, en cas de mutations successives (Cass. soc., 29 janv. 1981, no 79-40.997 ; Cass. soc., 22 avr. 1971, no 70-40.126). La solution ressort alors de l

’identification du dernier lieu d’exercice de la collaboration.

Il convient ici également de relever les dispositions de l’article 8 du Règlement Bruxelles 1 bis en ce qu’il dispose qu’une « personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut aussi être attraire.’ 1) s’il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément ».

Ces dispositions rejoignent l’artic1e 42 du code de procédure civile, lequel prévoit 1orsqu’il y a plusieurs défendeurs, que le demandeur puisse saisir, a son choix, la juridiction du lieu où demeure 1’un d’eux (Cass. soc., 16 févr. 2011, no 10-16.423 ; Cass. soc., 16 févr. 2011, no 10-16.534).

EN L’ESPÈCE,

L’exposé préliminaire de la collaboration des parties met en évidence une mobilité qui s’est exercée sur plusieurs pays qu’il s’agisse d’États membres ou non, comme auprès des Émirats ou du Koweït.

La constante est que la collaboration s’est exercée au profit d’entités du Groupe AIR LIQUIDE et avec la circonstance que les mutations n’ont pas systématiquement été formalisées par la signature d’un avenant.

Le contrat établi avec mention de l’entité de Singapour, SECAL, a été signé le 28 mars 2017 par Monsieur client Astaé et ratifié en suivant le 29 mars 2017 pour SECAL.

Il comporte un article 19 désignant la loi applicable, mais mentionne précisément que la compétence des juridictions de Singapour n’est pas exclusive.

Dès lors la présentation faite pour l’employeur n’est pas fondée en ce que la rédaction même de la clause ne contraint aucunement les parties lesquelles conservent ainsi la possibilité de décider de faire appel à d’autres juridictions. Ce serait rajouter à la clause de considérer qu’un choix autre nécessiterait l’accord des deux parties, rien de tel n’étant exigé.

Le contrat en lui-même présente toutefois des difficultés d’évidence quant à l’intervention de SECAL :

  • Monsieur client Astaé déclare comme adresse 5 bis avenue du General Serrail à 78400 Chatou en France
  • Le lieu d’exercice de la collaboration est situé au siège parisien d’AIR LIQUIDE
  • La rémunération est fixée en euros
  • La prise en charge des frais de scolarité des enfants concerne des établissements parisiens
  • La pare est établie par l’étalissement d’affectation « en respect des dispositions légales françaises »
  • Et l’on n’identifie aucune disposition contractuelle justifiant d’une relation locale avec l’activité déployée pour le Groupe AIR LIQUIDE à Singapour … hormis l’article

Il sera relevé également que la lettre de convocation a entretien du 14 janvier 2019 émane d’AIR LIQUIDE SA et que si la lettre de licenciement en date du 21 janvier 2019 est établie sur papier a en-tête de SECAL, aucune mention n’y figure quant a une quelconque intervention à Singapour, étant précise qu’il a été indiqué d la barre pour Monsieur client Astaé que ce dernier n’y avait jamais travaillé.

Enfin, les documents de fin de contrat émanent d’AIR LIQUIDE avec un courrier de couverture indiquant qu’ils sont établis « suite à votre départ de notre société ».

Dans un tel contexte, la validité de la clause 19 du contrat produit pour l’employeur apparait destinée à introduire un élément extérieur a la relation des parties, hors toute considération de la réalité de leur collaboration. Cette disposition est d’autant plus dérangeante ici que le fait que l’employeur puisse en revendiquer l’application conduit ainsi à tenter de priver le salarié de tout recours judiciaire en suivant la rupture de son contrat de travail.

Force est donc de revenir aux dispositions d’ordre public applicables et, compte tenu des dispositions légales et jurisprudentielles susvisées, d’écarter la compétence de l’article 19 du contrat SECAL. Considération faite de ce que la collaboration s’est exercée dans la dernière période auprès du siège parisien d’AIR LIQUIDE, il apparait légitime de déclarer le présent Conseil des prud’hommes de Paris compètent pour connaitre du présent litige.

Si l’exposé ci-dessus vise à donner réponse aux arguments des parties sur le contrat SECAL, il sera également souligné que le litige relatif à la compétence peut être de toutes façons résolu beaucoup plus simplement des lors que Monsieur client Astaé a décidé d’attraire de façon solidaire tant SECAL qu’AIR LIQUIDE SA. Cette démarche l’autorise, comme également sus-visé dans les rappels en Droit, a choisir la juridiction du siège de l’un des deux défendeurs, a savoir Paris.

Le Conseil décide ainsi de se déclarer compétent et d’écarter l’exception soulevée.

La décision pouvant faire l’objet d’un appel en application des dispositions du décret du 6 mai 2017 (n°2017-891) la procédure prud’homale sera ainsi suspendue jusqu’à l’expiration du délai de recours et, en cas d’appel jusqu’à ce que la Cour d’appel ait statue en respect des dispositions de l’article 80 du code de procédure civile.( « Si le juge se déclare compétent, sans statuer sur le fond, l’instance est suspendue jusqu’à l’expiration du délai pour former appel et, en cas d’appel, jusqu’à ce que la cour d’appel ait rendu sa décision. »)

PAR CES MOTIFS

Le Conseil statuant publiquement, par jugement contradictoire en premier ressort :

In limine litis,

DIT que la loi française est applicable au litige et que le Conseil de prud’hommes de Paris est compétent ;

RENVOIE à une audience de jugement du 29 juin 2022, à 13 heures, sauf en cas d’exercice de la voie de recours ;

DIT qu’en cas d’exercice de la voie de recours, l’instance sera suspendue jusqu’à ce que la cour d’appel ait rendu sa décision conformément à l’article 80 du code de procédure civile ;

RESERVE les dépens.

LA GREFFIERE,

 

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