26 février 2025 | Billets d’humeur

La Cour Européenne des Droits de l’Homme condamne la France pour non-respect des délais raisonnables de procédure… mais trop tard pour le requérant, décédé en cours de procédure !

L’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 6 février 2025 (requête n° 46422/18), met en lumière les carences de la justice française en matière de respect du “délai raisonnable” dans les procédures judiciaires. En effet, cette décision condamne la France pour violation de l’article 6 § 1 de la Convention CEDH.

Une telle condamnation pourrait constituer un signe fort, mais ses effets sont hélas réduits à néant par l’insuffisance de l’indemnisation accordée au requérant. Du moins, s’il avait été en vie pour en profiter… Car ironie du sort, celui qui dénonçait les lenteurs excessives de la justice, est décédé avant même de voir son combat aboutir !

1. Les faits et la procédure

Le requérant, ressortissant allemand, avait engagé une action en contrefaçon d’un brevet européen devant le tribunal de grande instance de Strasbourg le 30 septembre 1998. Cette première instance a duré huit ans et cinq jours (durée de l’expertise judiciaire incluse) avant qu’un jugement ne soit rendu le déboutant de son action.

Après avoir épuisé sans succès toutes les voies de recours en France, il décida en 2014 de saisir la justice pour dénoncer la durée excessive de la seule procédure de première instance.

Il fut cependant débouté successivement :

Face à l’aveuglement persistant des juridictions françaises, il saisit la Cour européenne des droits de l’homme le 27 septembre 2018. Malheureusement, le temps judiciaire étant plus lent que le temps biologique, il est décédé en 2024, avant même que la CEDH ne reconnaisse enfin qu’il avait raison.

2. La décision de la CEDH

La Cour a jugé que la durée de huit ans et cinq jours pour une première instance était excessive et incompatible avec l’exigence du “délai raisonnable” consacré par l’article 6 § 1 de la Convention.

Elle rappelle que la durée d’une procédure doit être appréciée selon trois critères :

Dans l’affaire en cause aucun élément ne pouvait justifier une telle lenteur. L’ironie étant que la France, non contente de faire traîner les procédures pendant des années, a également soutenu devant la CEDH que le recours du requérant était “manifestement infondé”. Il aura fallu attendre six ans de plus pour que la Cour prenne enfin position… mais hélas, le principal intéressé ne l’aura jamais su…

3. Une indemnisation aussi insignifiante que tardive

Bien que la Cour ait reconnu la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, l’indemnisation accordée au requérant (ou plutôt à sa veuve, en l’occurrence) est tellement dérisoire qu’elle demeure largement insuffisante pour inciter la France à se réformer.

Les demandes du requérant étaient les suivantes :

Et voici la décision de la Cour :

– La Cour a rejeté l’indemnité pour le dommage matériel, estimant qu’aucun lien de causalité direct n’était établi. Cette partie de la décision semble logique car la CEDH n’était pas saisie d’une demande tendant à faire « rejuger » le fond de l’affaire.

– Ce qui est choquant c’est qu’elle n’a accordé que 3 500 € au titre du préjudice moral (soit moins de 1,5 € par jour d’attente judiciaire)

– Plus choquant encore le fait qu’elle n’a accordé que 5 000 € au total au titre des frais et dépens de procédure engagés tant sur le fond que devant la CEDH alors que le requérant semblait avoir consacré un budget de l’ordre de 318.000 € à son affaire.

En somme, même après une condamnation de la France, le requérant (ou plutôt sa veuve) recevront à peine une aumône, et encore, après plus de 27 ans d’attente. On imagine mal comment une telle décision pourrait avoir un effet incitatif sur l’État français.

4. Analyse critique : Un déni de justice qui persiste… même après la mort

Ce dossier illustre de manière presque caricaturale la situation de la justice française. Non seulement la justice nationale a refusé de sanctionner ses propres lenteurs, mais il a fallu que la CEDH s’en mêle… Une victoire posthume qui n’aura, on peut le supposer, aucune utilité pour la veuve du requérant.

Une indemnité symbolique, qui n’encouragera pas la France à réformer sa justice

L’octroi de 3 500 € pour huit ans de procédure relève plus de l’indemnisation symbolique que de la véritable réparation. Or, tant que les condamnations en matière de non-respect du délai raisonnable, que ce soit par les juridictions françaises ou la CEDH se limiteront à de simples réprimandes symboliques assorties de compensations dérisoires, il est peu probable que la France ressente la moindre pression pour réformer sa justice.

Conclusion

Cette triste affaire illustre une fois de plus les lenteurs insoutenables de la justice française et l’absence totale d’empressement des autorités à y remédier. Et puisque même une condamnation par la CEDH n’a qu’un impact limité, la France pourra continuer à ignorer le problème.

En définitive, le requérant voulait que justice soit rendue avant qu’il ne soit trop tard… mais c’est la justice qui a décidé de prendre son temps. Une situation qui, à défaut d’être acceptable, pourrait presque prêter à sourire… si elle ne traduisait pas, dans cette affaire, une faillite profonde du système judiciaire.

 

Philippe Ravisy et Susana Lopes Dos Santos

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